La minorité cambodgienne de Cochinchine
Nouvelles du Cambodge N° 0651-F
LA MINORITÉ CAMBODGIENNE DE COCHINCHINE
Khemara Jati
Montréal, Québec
Le 8 novembre 2006
A la demande d’un certain nombre de nos lecteurs, nous reproduisons ci-dessous un extrait de la Conférence d’Information, faite par Louis Malleret, à Saigon, le 17 décembre 1945, sous le patronage du Bureau des Affaires Culturelles du Service Fédéral de l’Instruction Publique, pour les officiers et fonctionnaires du Corps Expéditionnaire (français) de l’Indochine, reproduite intégralement sous le titre « La Minorité Cambodgienne de Cochinchine » dans le « Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises », Tome XXI, 1er semestre 1946, S.I.L.I., Saigon 1946.
Dans cette conférence, Malleret montrait comment le pouvoir colonial vietnamisait la Cochinchine en privant les Cambodgiens des connaissances dans leur langue maternelle pour se défendre contre l’administration qui n’utilisait que les langues française et vietnamienne.
Il n’est pas question pour nous d’appeler nos compatriotes à se venger de la politique coloniale menée par la France durant un siècle, mais seulement de montrer comment la France a procédé pour vietnamiser la Cochinchine. C’est à nous de tirer la leçon pour guider nos luttes pour recouvrir notre indépendance nationale dans notre intégrité territoriale et maritime et aussi à nos frères du Kampuchea Krom pour préserver son identité culturelle.
Etudier l’histoire pour se venger du passé ou pour lui porter un jugement, c’est chercher à fuir les responsabilités sur l’avenir de la communauté. Etudier l’histoire c’est justement pour éclairer notre route pour l’avenir. D’autre part, il est curieux de constater que notre histoire est principalement écrite par des étrangers. Pourquoi le Cambodge ne possède-t-il pas encore une commission sérieuse pour la recherche historique ? Ces recherches peuvent-elles se faire efficacement si l’on ne se pose pas au préalable certaines questions sur la nature de la « science historique » ? Tous les grands historiens du monde se posent ces questions. Il n’y a pas une seule réponse, mais de multiples réponses qui se résument à ceci : Il n’y a pas de vérité historique, mais une manière d’appréhender le passé pour préparer l’avenir.
« Beaucoup de personnes et même, semble-t-il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine de le faire.
« Car les textes, ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger. Avant Boucher de Perthes, les silex abondaient, comme de nos jours, dans les alluvions de la Somme. Mais l’interrogateur manquait et il n’y avait pas de préhistoire. Vieux médiéviste, j’avoue ne connaître guère de lecture plus attrayante qu’un cartulaire. C’est que je sais à peu près quoi lui demander. Un recueil d’inscriptions romaines, en revanche, me dit peu. Je sais tant bien que mal les lire, non les solliciter. En d’autres termes, toute recherche historique suppose, dès ses premiers pas, que l’enquête ait déjà une direction. Au commencement est l’esprit. Jamais dans une science, l’observation passive n’a rien donné de fécond. A supposer, d’ailleurs, qu’elle soit possible. »[1]
Un exemple : Depuis toujours on voit une pomme tomber, mais il faut attendre Newton (1642 – 1727), pour émettre la loi de l’Attraction universelle.
D’ailleurs dans la vie courante, les activités d’une personne se font toujours dans un but plus ou moins précis. Les historiens aussi écrivent toujours quelque chose dans un but plus ou moins bien déterminé.
Nous reproduisons de nouveau ce qu’écrivait Marc Block : « Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine de le faire. »
Ainsi, vouloir écrire l’histoire du Cambodge en se basant uniquement sur les documents déjà existants sur notre pays est-il un moyen pour faire avancer notre connaissance sur le passé de notre pays ? Marc Block affirme même : « aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. »
Nous ne sommes pas des historiens professionnels, mais nous nous posons des questions sur l’histoire de nos voisins et par extension sur l’histoire du monde sur des questions se rapportant à notre passé, comme par exemple les bouleversements depuis l’arrivée des Européens dans notre région. Ainsi, avec nos faibles moyens nous avons trouvé des éléments de réponses concernant la supériorité de nos voisins depuis le début du XVIè siècle. Nous avons diffusé dans nos précédents articles des textes concernant les apports des Portugais à la Birmanie et à Ayuthia qui était un port de commerce accessible aux bateaux européens de cette époque.
Avant de reproduire un extrait de la conférence de Louis Malleret, nous désirons signaler que déjà un français, le père Ponchaud, a déjà fait une critique de cette période.
Au sujet de l’importance de notre langue nationale, le père François Ponchaud, dans son « Compte Rendu de Mission au Cambodge, du 16 au 27 septembre 1990 », écrivait en conclusion, page 9 :
« Il convient à l’Eglise (catholique) de se montrer vigilant pour ne pas répéter certaines erreurs du passé, alors qu’à la fin du XIXè et du début du XXè siècle, et dans un autre contexte, l’Eglise, s’inspirant des schémas coloniaux, favorisait l’implantation vietnamienne au Cambodge. Cela lui valut d’être considérée par les Cambodgiens comme doublement étrangère, et par ses origines et par ses communautés. L’évangélisation des Khmers en a été de ce fait, compromise pendant près d’un siècle.
« Alors que l’Eglise du Cambodge renaît de ses épreuves, avec la fragilité que l’on sait, alors qu’elle a l’opportunité et la volonté de se présenter au service du peuple khmer du Cambodge, une action pastorale intempestive et unilatérale auprès des immigrants dont la présence est perçue négativement par l’opinion publique, risque de grever lourdement les chances de l’évangélisation des Cambodgiens. L’action pastorale au Cambodge requiert une prudence et appelle une coordination »
Sur la vietnamisation du Cambodge, lire aussi « La Communauté Vietnamienne au Cambodge à l’Epoque du Protectorat Français (1863 – 1953) », thèse de Khy Phanra, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1974, et « Le Cambodge et la Colonisation Française » par Alain Forest, Ed. L’Harmattan, Paris 1980.
Ainsi le plus important n’est pas de se venger, mais de tirer la leçon du passé pour construire l’avenir de notre nation. Il est normal que le père Ponchaud n’oublie pas, pour lui, l’importance de la langue française. C’est à nous d’en prendre conscience de ce fait.
Nous avons interrogé des Cambodgiens catholiques. Ils disent qu’au moins avec le père Ponchaud leurs enfants peuvent s’instruire dans des bonnes conditions. N’est-ce pas une réaction normale ? L’enseignement universitaire en langue cambodgienne est pour quand ?
Nous signalons que l’entreprise du père Ponchaud se fait dans le contexte où l’Eglise au Cambodge relève du Vatican. L’Eglise vietnamienne de nos jours dépend de Hanoi. Ce qui fait que Hanoi est obligé d’envoyer des prêtres de Saigon pour faire la messe aux catholiques vietnamiens du Cambodge.
Extrait de la Conférence de L. Malleret sur
« La minorité cambodgienne de Cochinchine »
dans Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises, tome XXI 1er semestre 1946, pages 12, 13, 14 :
« Que de fois, il m'est arrivé, parcourant à pied, à cheval, en charrette ou en sampan, les provinces de la Cochinchine, d'accepter la franche hospitalité des pagodes cambodgiennes. L'on s'empressait de m'apporter quelques noix de coco, pour étancher ma soif, tandis que j'offrais en retour des bâtonnets d'encens ou un paquet de thé. Dans la maison de repos des hôtes, on étendait une natte et, quand l'air est pur et léger, je ne connais pas d'impression plus sereine que celle de s'étendre sur les claies de bambou de ces maisons sur pilotis, tandis que les bonzes en robe de safran passent silencieusement dans les cours et qu'un vent espiègle murmure, dans les hautes touffes des cocotiers.
« Mais souvent, j'arrivais à une heure où l'école de la pagode bruissait du murmure des jeunes enfants et cela me conduit tout naturellement, à évoquer ici, le problème de l'enseignement qui se pose sous un aspect grave, pour la minorité cambodgienne de Cochinchine. Celle-ci forme un ensemble homogène, par sa langue, sa religion, ses coutumes, ses traditions. Attachée à sauvegarder ses usages, elle répugne à envoyer ses enfants à l'école franco-annamite et ne dispose que très rarement, d'écoles franco-khmères.
« On a essayé jusqu'ici, de résoudre la difficulté en favorisant le développement de l'enseignement traditionnel, dans les écoles de pagodes. Celles-ci sont de trois types. Les unes sont indépendantes et, de ce fait, échappent entièrement à notre contrôle. On en comptait 95 en 1944, réunissant 1 038 élèves. D'autres sont subventionnées. Il y en avait 20, au début de 1945, avec 571 élèves. Enfin, depuis quinze ans, l'on s'est attaché à multiplier le nombre des écoles de pagode dites "rénovées", où l'enseignement est donné par des bonzes, qui ont suivi un stage de perfectionnement, à Phnom Penh, à Tra-vinh ou à Soc-trang et que l'on s'efforce de conseiller, autant que le permet le droit de regard que l'on peut s'attribuer, sur des établissements de caractère presque exclusivement religieux. Le nombre des écoles de ce type a passé de 37, en 1930, à 90 en 1936, et à 209 en 1944, parmi lesquels on comptait 1093 filles, jusqu'ici traditionnellement écartées du bénéfice de l'instruction. Dans le même temps, le nombre des écoles officielles franco-khmères n'a pas dépassé le nombre de 19, avec 30 maîtres seulement.
« Il y a là un problème qui doit retenir l'attention. Quel que soit le soin que l'on ait apporté à la formation des bonzes-instituteurs, la création des écoles de pagode, fussent-elles "rénovées", n'est qu'un moyen de fortune, qui ne saurait remplacer un enseignement de type normal à deux cycles, l'un élémentaire, où le véhicule de l'enseignement peut demeurer le cambodgien, l'autre complémentaire avec initiation à la connaissance du français. Mais l'on se heurte à la question difficile du recrutement des instituteurs et tous les efforts entrepris, pour la pénétration scolaire, dans les pays cambodgiens, sont paralysés par cette insuffisance numérique et qualitative du personnel. J'avancerai donc encore ici, un vœu en faveur des Cambodgiens de Cochinchine. C'est que le nombre des écoles élémentaires et complémentaires franco-khmères soit rapidement accru, de façon à former des sujets pourvus de certificat d'études, aptes, les uns à devenir instituteurs auxiliaires, les autres à fournir un premier contingent d'élèves-maîtres, dans les Ecoles Normales, auxquelles il faudra bien revenir, si l'on entend rompre décidément avec la politique d'enseignement primaire au rabais, qui a été suivie en Indochine, depuis la crise économique de 1929-1933.
« Ce problème ne touche pas seulement, à l'obligation d'accorder à l'enfant cambodgien de Cochinchine, le niveau d'instruction primaire auquel il a droit. Il englobe, aussi, la grave question du recrutement d'une élite. Dans la minorité khmère du Bas-Mékong, comme du reste dans l'ensemble du Cambodge, le fait qui saisit l'observateur, c'est que cette société est privée, en dehors du clergé, d'une classe véritablement dirigeante. Dans le vieux royaume khmer, ce sont souvent des Annamites qui fournissent le contingent des fonctionnaires de l'administration[2] ou qui occupent les professions libérales, et cette situation, dont les Cambodgiens sont les premiers à d'alarmer, sans beaucoup réagir, semble avoir des origines très lointaines. Il est remarquable, en effet, que la décadence de ce pays ait coïncidé avec l'époque où se produisaient dans l'Inde, les invasions musulmanes. A partir du moment où le Cambodge fut privé de l'encadrement que lui apportaient, semble-t-il, des brahmanes, sa déchéance commença[3]. Il y a quelques raisons de penser que des causes ayant tari le recrutement d'une élite, produisirent les mêmes effets, dans l'ancien Fou-nan, et l'on a vu les Siamois s'opposer plus récemment, au relèvement de la nation cambodgienne, en massacrant lors de leurs incursions, les classes dirigeantes ou en les emmenant en captivité.
« Quoi qu'il en soit, l'œuvre urgente, l'œuvre nécessaire, c'est d'accorder à la minorité cambodgienne de Cochinchine, les moyens de sauvegarder sa personnalité, en créant pour elle, des écoles, et surtout en rompant avec l'habitude de la portion congrue, qui consistait à donner à des instituteurs cambodgiens communaux, des salaires dérisoires, comme c'était le cas en Cochinchine, en 1943, où les maîtres recrutés à grand peine, recevaient pour le prix de leur activité professionnelle, toutes indemnités comprises, vingt et une piastre par mois[4].
« Le problème de la pénétration scolaire, dans cette minorité, n'est pas le seul qui soit digne de requérir notre bonne volonté, mais il est d'une importance capitale, car tous les autres dérivent de l'ignorance où le paysan khmer se trouve de ses droits. Très attaché à sa terre, il n'est pas armé, pour défendre son patrimoine, et devient souvent la victime d'incroyables spoliations. Ses bonzes qui sont ses tuteurs naturels et qui l'ont maintenu dans la voie d'une magnifique élévation morale, demeurent étroitement attachés à la tradition et sans lumières sur les obligations et les rigueurs de l'existence moderne. Les "achars", vieillards respectés que l'on consulte dans des occasions difficiles, ne sont, eux non plus, que de fort braves gens attachés à la coutume non écrite, et dénués de ressources, devant les impitoyables nécessités d'une organisation sociale, où la bonne foi des faibles est exposée à de rudes assauts.
« Le contact de deux populations, l'une active et entreprenante, l'autre apathique et traditionaliste, produit quotidiennement des abus, que notre pays ne saurait couvrir de son indifférence, et qui relèvent, semble-t-il, au premier chef, de la mission d'arbitrage fédéral qui lui est dévolue en Indochine. Je connais une agglomération de la province de Long-xuyen, où la fusion du village cambodgien avec un village annamite, mesure décidée sans précaution, par l'autorité administrative, a eu pour résultat de déposséder entièrement, le premier (village cambodgien) de ses terres communales, au profit du second (village annamite) qui était pauvre, en sorte que l'école de celui-ci (village annamite) est devenue florissante, tandis que l'école de celui-là (village cambodgien) végète désormais, faute de ressources[5]. Je citerai aussi, un hameau cambodgien de la province de Rach-gia, établi loin des routes et des canaux, dont les habitants connurent un jour, par moi, avec stupeur, qu'ils n'étaient plus propriétaires de leurs terrains d'habitation, ceux-ci ayant été incorporés au Domaine public, parce que n'ayant aucun titre régulier ou n'ayant pas été informés du sens des opérations de bornage, ils ne s'étaient pas présentés devant les commissions cadastrales[6].
« Faut-il s'étonner si, devant ce qu'ils considèrent comme des mesures arbitraires, les Cambodgiens abandonnent, parfois en masse, certains villages, pour fuir l'injustice et la spoliation. Des créanciers annamites ou chinois font signer à des paysans khmers illettrés, des actes léonins qui aboutissent, à brève échéance, à la dépossession totale du débiteur. Le mal était devenu si manifeste, et l'usure si coutumière de semblables expropriations, que l'administration française dut s'en alarmer. En 1937, le visa de l'enregistrement fut déclaré obligatoire pour les billets de dettes, avec signature conjointe du débiteur et du créancier. A Tra-vinh, il apparut même nécessaire, d'exiger leur présence, lors de l'inscription des hypothèques sur les registres fonciers.
« Il serait souhaitable, à un autre égard, que fussent élargies ou renforcées, certaines mesures prises à la veille de la guerre, par l'autorité française notamment celles qui prescrivaient que, dans les villages mixtes, l'élément khmer fût représenté par un nombre de notables, proportionnel à son importance, ou encore, celle qui instituait un officier auxiliaire d'état-civil, dans les villages en majorité cambodgiens. Mais ces mesures ne pourraient devenir pleinement efficaces, que si les notables ainsi désignés, prenaient rang, sous certaines conditions et selon l'importance numérique de la minorité, parmi les plus considérables des membres du conseil communal.
« Il est important aussi, que l'élément cambodgien ait la place qui lui revient dans le corps des élus, à quelque échelon qu'ils soient institués. On avait proposé, il y a une vingtaine d'années, que les cantons autonomes, relevant directement de l'autorité supérieure, fussent organisés, là où la minorité se présente en formations suffisamment compactes pour justifier cette mesure. Mais on peut concevoir aussi, que la désignation de chefs de cantons khmers soit déclarée obligatoire, dans les régions où le groupe ethnique est prépondérant, avec des sous-chefs de cantons, là où il ne détient pas la majorité. De toute manière, il est nécessaire que les Cambodgiens relèvent de fonctionnaires ou de conseillers parlant leur langue et que, dans les concours administratifs, un certain nombre de places soient réservées aux candidats aux fonctions publiques, avec à titre provisoire, des conditions spéciales. Il paraît indispensable que la langue cambodgienne soit officiellement admise, dans la rédaction des requêtes ou de la correspondance administrative. Enfin, on ne peut que souhaiter le développement du bureau des affaires cambodgiennes, qui avait été créé à la veille de la guerre, auprès du cabinet du Gouverneur.
« Les Cambodgiens sont appelés à prendre une certaine importance numérique en Cochinchine. Loin d'être en recul, leur nombre s'accroît à chaque recensement. En 1888, ils étaient 150 000 sur 1 600 000 habitants. En 1925, ils étaient devenus 300 000. A la veille de la guerre, on en comptait environ 350 000, sur une population globale de moins de 5 millions d'habitants. Leurs relations avec les Chinois sont excellentes, et l'on compte de nombreux métis sino-cambodgiens qui, fait remarquable, adoptent volontiers les coutumes de la mère, ce qui est rarement le cas pour les métis sino-annamites. Les Khmers de Cochinchine entretiennent généralement avec les Annamites des relations dénuées de sympathie. Ceux-ci les appellent avec condescendance, des "Tho", c'est-à-dire les "hommes de la terre", mais ils rendent mépris pour mépris, en traitant les autres de "Yun", du sanscrit "Yuvana", c'est-à-dire de "Barbare du Nord"[7]. Il est certain que ces inimitiés, fondées sur des incompatibilités de mœurs, de langue, de religion et aussi, sur toute l'amertume d'anciennes dépossessions, ont pour effet d'entretenir un état de friction latente, préjudiciable à la paix sociale, et qui réclame le contrôle d'un arbitre.
« A cet égard, la Cochinchine apparaît par excellence, comme une terre fédérale, où la France pitoyable aux faibles et généreuse envers des sujets loyaux, doit faire prévaloir des solutions de justice et rétablir l'équilibre que tend à détruire dans le monde, la triviale sélection des plus forts. Il lui appartient d'attribuer à la minorité cambodgienne du Bas-Mékong, un statut politique qui n'a jamais encore été clairement défini, à sauvegarder ses droits par des mesures administratives, à maintenir son originalité culturelle, à protéger surtout sa fortune immobilière, patrimoine qui s'amenuise un peu tous les jours, par l'effet d'incroyables abus. J'ajoute que notre pays ne saurait se désintéresser non plus, de la condition morale de ces populations. La minorité cambodgienne de Cochinchine s'est traditionnellement appuyée sur le Bouddhisme du Sud, tandis que l'Annam adoptait le Bouddhisme du Nord. Il reste à la France, vieille nation chrétienne et libérale, devenue par l'Afrique, une métropole musulmane, à devenir pour l'Asie du Sud-Est, une métropole bouddhique. Ce n'est plus un secret, que le Japon avait tenté d'organiser à son profit, les sectes du Bouddhisme en Indochine, et que le Siam poursuivait depuis longtemps au Cambodge, les mêmes fins, pour des raisons d'expansion territoriale. Les bonzes cambodgiens de Cochinchine se trouvent placés dans le rayonnement de l'Institut bouddhique de Phnom Penh, ayant aussi des attaches au Laos, institut de caractère fédéral, dont le développement est souhaitable et l'importance ne saurait être sous-estimée. »
Conclusion
De nos jours au Cambodge, le Vietnam n’est-il pas en train de vietnamiser le Cambodge en faisant tout pour entraver le développement de la langue cambodgienne par tous les moyens et avec le soutient intéressé des grandes puissances ? La Chine ne pense qu’à développer l’enseignement en langue chinoise, les Etats-Unis et autres ne pensent qu’à développer l’enseignement en langue anglaise, la France ne pense qu’à développer l’enseignement en langue française, le Japon ne pense qu’à développer l’enseignement en langue japonaise.
Or le Cambodge a besoin de former le plus rapidement possible des milliers, voire des dizaines de milliers d’ingénieurs de haut niveau, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers techniciens bien formés de tout niveau. Il faut donc pouvoir les sélectionner le plus largement possible. Il faut donc prendre un soin particulier à l’enseignement en langue nationale des classes primaires aux universités de haut niveau tout en favorisant l’apprentissage d’une langue étrangère comme deuxième langue. C’est ce qui se passe dans tous les pays développés du monde et aussi chez nos voisins de l’Est comme de l’Ouest.
On parle de la création des Zones Economiques Spéciales (ZES). Il est curieux de constater que ces ZES sont concédées à des sociétés privées ou étrangères. D’autre part pourquoi certains de ces ZES se trouvent curieusement à nos frontières ? Ces ZES auront besoin d’un grand nombre d’ingénieurs de haut niveau, de gestionnaires de haut niveau, des techniciens de tous les niveaux. Les responsables de ces ZES, ne vont-ils pas prendre prétexte de manque de personnel cambodgien qualifié pour recruter du personnel vietnamien à l’Est et du personnel Thai à l’Ouest ? Déjà les Cambodgiens à l’Est apprennent le vietnamien et le thai à l’Ouest ? Le Cambodge n’est-il pas en train de devenir une autre Cochinchine ? Le Vietnam utilisant la même stratégie que la France de la période coloniale pour vietnamiser la Cochinchine ?
Les chefs d’Etats des grandes puissances ne sont-ils pas des grands commis voyageurs pour vendre les produits de leur pays ? Les grandes puissances ne consacrent-elles pas des sommes énormes pour développer la recherche et les industries de pointe ? La politique ne consiste pas à faire seulement de la politique. La pérennité d’une nation réside dans le développement de sa culture écrite enrichie continuellement avec des échanges avec les autres cultures et aussi par le développement de son économie qui ne peut être gérée par ses propres citoyens. En bref, un peuple instruit est la base de la pérennité d’une nation. Un peuple instruit quand 10 % de la population sont de niveau universitaire et 50% de la population adulte achètent au moins un livre par ans. Quand sera le cas au Cambodge ?
Se battre politiquement contre la domination vietnamienne au Cambodge est très bien. Mais est-ce suffisant ? Hanoi n’est-il pas en train de vietnamiser le Cambodge en freinant l’utilisation de notre langue dans l’enseignement supérieur et ne formant qu’au compte les ingénieurs (25 par an) et les techniciens en toutes les branches et à tous les niveaux ? Et aussi en empêchant le développement des entreprises commerciales et industrielles cambodgiennes et en n’utilisant pas en priorité les ingénieurs et techniciens ?
La lutte des Cambodgiens pour se constituer une classe moyenne de plus en plus nombreuse, contre les entraves imposées par le pouvoir en place ne constitue-t-elle pas, aussi une importante contribution pour notre indépendance nationale ?
Le mercredi 8 novembre 2006
Notes : This article is also available into english upon request.
Dans cette conférence, Malleret montrait comment le pouvoir colonial vietnamisait la Cochinchine en privant les Cambodgiens des connaissances dans leur langue maternelle pour se défendre contre l’administration qui n’utilisait que les langues française et vietnamienne.
Il n’est pas question pour nous d’appeler nos compatriotes à se venger de la politique coloniale menée par la France durant un siècle, mais seulement de montrer comment la France a procédé pour vietnamiser la Cochinchine. C’est à nous de tirer la leçon pour guider nos luttes pour recouvrir notre indépendance nationale dans notre intégrité territoriale et maritime et aussi à nos frères du Kampuchea Krom pour préserver son identité culturelle.
Etudier l’histoire pour se venger du passé ou pour lui porter un jugement, c’est chercher à fuir les responsabilités sur l’avenir de la communauté. Etudier l’histoire c’est justement pour éclairer notre route pour l’avenir. D’autre part, il est curieux de constater que notre histoire est principalement écrite par des étrangers. Pourquoi le Cambodge ne possède-t-il pas encore une commission sérieuse pour la recherche historique ? Ces recherches peuvent-elles se faire efficacement si l’on ne se pose pas au préalable certaines questions sur la nature de la « science historique » ? Tous les grands historiens du monde se posent ces questions. Il n’y a pas une seule réponse, mais de multiples réponses qui se résument à ceci : Il n’y a pas de vérité historique, mais une manière d’appréhender le passé pour préparer l’avenir.
« Beaucoup de personnes et même, semble-t-il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine de le faire.
« Car les textes, ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger. Avant Boucher de Perthes, les silex abondaient, comme de nos jours, dans les alluvions de la Somme. Mais l’interrogateur manquait et il n’y avait pas de préhistoire. Vieux médiéviste, j’avoue ne connaître guère de lecture plus attrayante qu’un cartulaire. C’est que je sais à peu près quoi lui demander. Un recueil d’inscriptions romaines, en revanche, me dit peu. Je sais tant bien que mal les lire, non les solliciter. En d’autres termes, toute recherche historique suppose, dès ses premiers pas, que l’enquête ait déjà une direction. Au commencement est l’esprit. Jamais dans une science, l’observation passive n’a rien donné de fécond. A supposer, d’ailleurs, qu’elle soit possible. »[1]
Un exemple : Depuis toujours on voit une pomme tomber, mais il faut attendre Newton (1642 – 1727), pour émettre la loi de l’Attraction universelle.
D’ailleurs dans la vie courante, les activités d’une personne se font toujours dans un but plus ou moins précis. Les historiens aussi écrivent toujours quelque chose dans un but plus ou moins bien déterminé.
Nous reproduisons de nouveau ce qu’écrivait Marc Block : « Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine de le faire. »
Ainsi, vouloir écrire l’histoire du Cambodge en se basant uniquement sur les documents déjà existants sur notre pays est-il un moyen pour faire avancer notre connaissance sur le passé de notre pays ? Marc Block affirme même : « aucun historien, jamais n’a procédé ainsi. »
Nous ne sommes pas des historiens professionnels, mais nous nous posons des questions sur l’histoire de nos voisins et par extension sur l’histoire du monde sur des questions se rapportant à notre passé, comme par exemple les bouleversements depuis l’arrivée des Européens dans notre région. Ainsi, avec nos faibles moyens nous avons trouvé des éléments de réponses concernant la supériorité de nos voisins depuis le début du XVIè siècle. Nous avons diffusé dans nos précédents articles des textes concernant les apports des Portugais à la Birmanie et à Ayuthia qui était un port de commerce accessible aux bateaux européens de cette époque.
Avant de reproduire un extrait de la conférence de Louis Malleret, nous désirons signaler que déjà un français, le père Ponchaud, a déjà fait une critique de cette période.
Au sujet de l’importance de notre langue nationale, le père François Ponchaud, dans son « Compte Rendu de Mission au Cambodge, du 16 au 27 septembre 1990 », écrivait en conclusion, page 9 :
« Il convient à l’Eglise (catholique) de se montrer vigilant pour ne pas répéter certaines erreurs du passé, alors qu’à la fin du XIXè et du début du XXè siècle, et dans un autre contexte, l’Eglise, s’inspirant des schémas coloniaux, favorisait l’implantation vietnamienne au Cambodge. Cela lui valut d’être considérée par les Cambodgiens comme doublement étrangère, et par ses origines et par ses communautés. L’évangélisation des Khmers en a été de ce fait, compromise pendant près d’un siècle.
« Alors que l’Eglise du Cambodge renaît de ses épreuves, avec la fragilité que l’on sait, alors qu’elle a l’opportunité et la volonté de se présenter au service du peuple khmer du Cambodge, une action pastorale intempestive et unilatérale auprès des immigrants dont la présence est perçue négativement par l’opinion publique, risque de grever lourdement les chances de l’évangélisation des Cambodgiens. L’action pastorale au Cambodge requiert une prudence et appelle une coordination »
Sur la vietnamisation du Cambodge, lire aussi « La Communauté Vietnamienne au Cambodge à l’Epoque du Protectorat Français (1863 – 1953) », thèse de Khy Phanra, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1974, et « Le Cambodge et la Colonisation Française » par Alain Forest, Ed. L’Harmattan, Paris 1980.
Ainsi le plus important n’est pas de se venger, mais de tirer la leçon du passé pour construire l’avenir de notre nation. Il est normal que le père Ponchaud n’oublie pas, pour lui, l’importance de la langue française. C’est à nous d’en prendre conscience de ce fait.
Nous avons interrogé des Cambodgiens catholiques. Ils disent qu’au moins avec le père Ponchaud leurs enfants peuvent s’instruire dans des bonnes conditions. N’est-ce pas une réaction normale ? L’enseignement universitaire en langue cambodgienne est pour quand ?
Nous signalons que l’entreprise du père Ponchaud se fait dans le contexte où l’Eglise au Cambodge relève du Vatican. L’Eglise vietnamienne de nos jours dépend de Hanoi. Ce qui fait que Hanoi est obligé d’envoyer des prêtres de Saigon pour faire la messe aux catholiques vietnamiens du Cambodge.
Extrait de la Conférence de L. Malleret sur
« La minorité cambodgienne de Cochinchine »
dans Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises, tome XXI 1er semestre 1946, pages 12, 13, 14 :
« Que de fois, il m'est arrivé, parcourant à pied, à cheval, en charrette ou en sampan, les provinces de la Cochinchine, d'accepter la franche hospitalité des pagodes cambodgiennes. L'on s'empressait de m'apporter quelques noix de coco, pour étancher ma soif, tandis que j'offrais en retour des bâtonnets d'encens ou un paquet de thé. Dans la maison de repos des hôtes, on étendait une natte et, quand l'air est pur et léger, je ne connais pas d'impression plus sereine que celle de s'étendre sur les claies de bambou de ces maisons sur pilotis, tandis que les bonzes en robe de safran passent silencieusement dans les cours et qu'un vent espiègle murmure, dans les hautes touffes des cocotiers.
« Mais souvent, j'arrivais à une heure où l'école de la pagode bruissait du murmure des jeunes enfants et cela me conduit tout naturellement, à évoquer ici, le problème de l'enseignement qui se pose sous un aspect grave, pour la minorité cambodgienne de Cochinchine. Celle-ci forme un ensemble homogène, par sa langue, sa religion, ses coutumes, ses traditions. Attachée à sauvegarder ses usages, elle répugne à envoyer ses enfants à l'école franco-annamite et ne dispose que très rarement, d'écoles franco-khmères.
« On a essayé jusqu'ici, de résoudre la difficulté en favorisant le développement de l'enseignement traditionnel, dans les écoles de pagodes. Celles-ci sont de trois types. Les unes sont indépendantes et, de ce fait, échappent entièrement à notre contrôle. On en comptait 95 en 1944, réunissant 1 038 élèves. D'autres sont subventionnées. Il y en avait 20, au début de 1945, avec 571 élèves. Enfin, depuis quinze ans, l'on s'est attaché à multiplier le nombre des écoles de pagode dites "rénovées", où l'enseignement est donné par des bonzes, qui ont suivi un stage de perfectionnement, à Phnom Penh, à Tra-vinh ou à Soc-trang et que l'on s'efforce de conseiller, autant que le permet le droit de regard que l'on peut s'attribuer, sur des établissements de caractère presque exclusivement religieux. Le nombre des écoles de ce type a passé de 37, en 1930, à 90 en 1936, et à 209 en 1944, parmi lesquels on comptait 1093 filles, jusqu'ici traditionnellement écartées du bénéfice de l'instruction. Dans le même temps, le nombre des écoles officielles franco-khmères n'a pas dépassé le nombre de 19, avec 30 maîtres seulement.
« Il y a là un problème qui doit retenir l'attention. Quel que soit le soin que l'on ait apporté à la formation des bonzes-instituteurs, la création des écoles de pagode, fussent-elles "rénovées", n'est qu'un moyen de fortune, qui ne saurait remplacer un enseignement de type normal à deux cycles, l'un élémentaire, où le véhicule de l'enseignement peut demeurer le cambodgien, l'autre complémentaire avec initiation à la connaissance du français. Mais l'on se heurte à la question difficile du recrutement des instituteurs et tous les efforts entrepris, pour la pénétration scolaire, dans les pays cambodgiens, sont paralysés par cette insuffisance numérique et qualitative du personnel. J'avancerai donc encore ici, un vœu en faveur des Cambodgiens de Cochinchine. C'est que le nombre des écoles élémentaires et complémentaires franco-khmères soit rapidement accru, de façon à former des sujets pourvus de certificat d'études, aptes, les uns à devenir instituteurs auxiliaires, les autres à fournir un premier contingent d'élèves-maîtres, dans les Ecoles Normales, auxquelles il faudra bien revenir, si l'on entend rompre décidément avec la politique d'enseignement primaire au rabais, qui a été suivie en Indochine, depuis la crise économique de 1929-1933.
« Ce problème ne touche pas seulement, à l'obligation d'accorder à l'enfant cambodgien de Cochinchine, le niveau d'instruction primaire auquel il a droit. Il englobe, aussi, la grave question du recrutement d'une élite. Dans la minorité khmère du Bas-Mékong, comme du reste dans l'ensemble du Cambodge, le fait qui saisit l'observateur, c'est que cette société est privée, en dehors du clergé, d'une classe véritablement dirigeante. Dans le vieux royaume khmer, ce sont souvent des Annamites qui fournissent le contingent des fonctionnaires de l'administration[2] ou qui occupent les professions libérales, et cette situation, dont les Cambodgiens sont les premiers à d'alarmer, sans beaucoup réagir, semble avoir des origines très lointaines. Il est remarquable, en effet, que la décadence de ce pays ait coïncidé avec l'époque où se produisaient dans l'Inde, les invasions musulmanes. A partir du moment où le Cambodge fut privé de l'encadrement que lui apportaient, semble-t-il, des brahmanes, sa déchéance commença[3]. Il y a quelques raisons de penser que des causes ayant tari le recrutement d'une élite, produisirent les mêmes effets, dans l'ancien Fou-nan, et l'on a vu les Siamois s'opposer plus récemment, au relèvement de la nation cambodgienne, en massacrant lors de leurs incursions, les classes dirigeantes ou en les emmenant en captivité.
« Quoi qu'il en soit, l'œuvre urgente, l'œuvre nécessaire, c'est d'accorder à la minorité cambodgienne de Cochinchine, les moyens de sauvegarder sa personnalité, en créant pour elle, des écoles, et surtout en rompant avec l'habitude de la portion congrue, qui consistait à donner à des instituteurs cambodgiens communaux, des salaires dérisoires, comme c'était le cas en Cochinchine, en 1943, où les maîtres recrutés à grand peine, recevaient pour le prix de leur activité professionnelle, toutes indemnités comprises, vingt et une piastre par mois[4].
« Le problème de la pénétration scolaire, dans cette minorité, n'est pas le seul qui soit digne de requérir notre bonne volonté, mais il est d'une importance capitale, car tous les autres dérivent de l'ignorance où le paysan khmer se trouve de ses droits. Très attaché à sa terre, il n'est pas armé, pour défendre son patrimoine, et devient souvent la victime d'incroyables spoliations. Ses bonzes qui sont ses tuteurs naturels et qui l'ont maintenu dans la voie d'une magnifique élévation morale, demeurent étroitement attachés à la tradition et sans lumières sur les obligations et les rigueurs de l'existence moderne. Les "achars", vieillards respectés que l'on consulte dans des occasions difficiles, ne sont, eux non plus, que de fort braves gens attachés à la coutume non écrite, et dénués de ressources, devant les impitoyables nécessités d'une organisation sociale, où la bonne foi des faibles est exposée à de rudes assauts.
« Le contact de deux populations, l'une active et entreprenante, l'autre apathique et traditionaliste, produit quotidiennement des abus, que notre pays ne saurait couvrir de son indifférence, et qui relèvent, semble-t-il, au premier chef, de la mission d'arbitrage fédéral qui lui est dévolue en Indochine. Je connais une agglomération de la province de Long-xuyen, où la fusion du village cambodgien avec un village annamite, mesure décidée sans précaution, par l'autorité administrative, a eu pour résultat de déposséder entièrement, le premier (village cambodgien) de ses terres communales, au profit du second (village annamite) qui était pauvre, en sorte que l'école de celui-ci (village annamite) est devenue florissante, tandis que l'école de celui-là (village cambodgien) végète désormais, faute de ressources[5]. Je citerai aussi, un hameau cambodgien de la province de Rach-gia, établi loin des routes et des canaux, dont les habitants connurent un jour, par moi, avec stupeur, qu'ils n'étaient plus propriétaires de leurs terrains d'habitation, ceux-ci ayant été incorporés au Domaine public, parce que n'ayant aucun titre régulier ou n'ayant pas été informés du sens des opérations de bornage, ils ne s'étaient pas présentés devant les commissions cadastrales[6].
« Faut-il s'étonner si, devant ce qu'ils considèrent comme des mesures arbitraires, les Cambodgiens abandonnent, parfois en masse, certains villages, pour fuir l'injustice et la spoliation. Des créanciers annamites ou chinois font signer à des paysans khmers illettrés, des actes léonins qui aboutissent, à brève échéance, à la dépossession totale du débiteur. Le mal était devenu si manifeste, et l'usure si coutumière de semblables expropriations, que l'administration française dut s'en alarmer. En 1937, le visa de l'enregistrement fut déclaré obligatoire pour les billets de dettes, avec signature conjointe du débiteur et du créancier. A Tra-vinh, il apparut même nécessaire, d'exiger leur présence, lors de l'inscription des hypothèques sur les registres fonciers.
« Il serait souhaitable, à un autre égard, que fussent élargies ou renforcées, certaines mesures prises à la veille de la guerre, par l'autorité française notamment celles qui prescrivaient que, dans les villages mixtes, l'élément khmer fût représenté par un nombre de notables, proportionnel à son importance, ou encore, celle qui instituait un officier auxiliaire d'état-civil, dans les villages en majorité cambodgiens. Mais ces mesures ne pourraient devenir pleinement efficaces, que si les notables ainsi désignés, prenaient rang, sous certaines conditions et selon l'importance numérique de la minorité, parmi les plus considérables des membres du conseil communal.
« Il est important aussi, que l'élément cambodgien ait la place qui lui revient dans le corps des élus, à quelque échelon qu'ils soient institués. On avait proposé, il y a une vingtaine d'années, que les cantons autonomes, relevant directement de l'autorité supérieure, fussent organisés, là où la minorité se présente en formations suffisamment compactes pour justifier cette mesure. Mais on peut concevoir aussi, que la désignation de chefs de cantons khmers soit déclarée obligatoire, dans les régions où le groupe ethnique est prépondérant, avec des sous-chefs de cantons, là où il ne détient pas la majorité. De toute manière, il est nécessaire que les Cambodgiens relèvent de fonctionnaires ou de conseillers parlant leur langue et que, dans les concours administratifs, un certain nombre de places soient réservées aux candidats aux fonctions publiques, avec à titre provisoire, des conditions spéciales. Il paraît indispensable que la langue cambodgienne soit officiellement admise, dans la rédaction des requêtes ou de la correspondance administrative. Enfin, on ne peut que souhaiter le développement du bureau des affaires cambodgiennes, qui avait été créé à la veille de la guerre, auprès du cabinet du Gouverneur.
« Les Cambodgiens sont appelés à prendre une certaine importance numérique en Cochinchine. Loin d'être en recul, leur nombre s'accroît à chaque recensement. En 1888, ils étaient 150 000 sur 1 600 000 habitants. En 1925, ils étaient devenus 300 000. A la veille de la guerre, on en comptait environ 350 000, sur une population globale de moins de 5 millions d'habitants. Leurs relations avec les Chinois sont excellentes, et l'on compte de nombreux métis sino-cambodgiens qui, fait remarquable, adoptent volontiers les coutumes de la mère, ce qui est rarement le cas pour les métis sino-annamites. Les Khmers de Cochinchine entretiennent généralement avec les Annamites des relations dénuées de sympathie. Ceux-ci les appellent avec condescendance, des "Tho", c'est-à-dire les "hommes de la terre", mais ils rendent mépris pour mépris, en traitant les autres de "Yun", du sanscrit "Yuvana", c'est-à-dire de "Barbare du Nord"[7]. Il est certain que ces inimitiés, fondées sur des incompatibilités de mœurs, de langue, de religion et aussi, sur toute l'amertume d'anciennes dépossessions, ont pour effet d'entretenir un état de friction latente, préjudiciable à la paix sociale, et qui réclame le contrôle d'un arbitre.
« A cet égard, la Cochinchine apparaît par excellence, comme une terre fédérale, où la France pitoyable aux faibles et généreuse envers des sujets loyaux, doit faire prévaloir des solutions de justice et rétablir l'équilibre que tend à détruire dans le monde, la triviale sélection des plus forts. Il lui appartient d'attribuer à la minorité cambodgienne du Bas-Mékong, un statut politique qui n'a jamais encore été clairement défini, à sauvegarder ses droits par des mesures administratives, à maintenir son originalité culturelle, à protéger surtout sa fortune immobilière, patrimoine qui s'amenuise un peu tous les jours, par l'effet d'incroyables abus. J'ajoute que notre pays ne saurait se désintéresser non plus, de la condition morale de ces populations. La minorité cambodgienne de Cochinchine s'est traditionnellement appuyée sur le Bouddhisme du Sud, tandis que l'Annam adoptait le Bouddhisme du Nord. Il reste à la France, vieille nation chrétienne et libérale, devenue par l'Afrique, une métropole musulmane, à devenir pour l'Asie du Sud-Est, une métropole bouddhique. Ce n'est plus un secret, que le Japon avait tenté d'organiser à son profit, les sectes du Bouddhisme en Indochine, et que le Siam poursuivait depuis longtemps au Cambodge, les mêmes fins, pour des raisons d'expansion territoriale. Les bonzes cambodgiens de Cochinchine se trouvent placés dans le rayonnement de l'Institut bouddhique de Phnom Penh, ayant aussi des attaches au Laos, institut de caractère fédéral, dont le développement est souhaitable et l'importance ne saurait être sous-estimée. »
Conclusion
De nos jours au Cambodge, le Vietnam n’est-il pas en train de vietnamiser le Cambodge en faisant tout pour entraver le développement de la langue cambodgienne par tous les moyens et avec le soutient intéressé des grandes puissances ? La Chine ne pense qu’à développer l’enseignement en langue chinoise, les Etats-Unis et autres ne pensent qu’à développer l’enseignement en langue anglaise, la France ne pense qu’à développer l’enseignement en langue française, le Japon ne pense qu’à développer l’enseignement en langue japonaise.
Or le Cambodge a besoin de former le plus rapidement possible des milliers, voire des dizaines de milliers d’ingénieurs de haut niveau, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers techniciens bien formés de tout niveau. Il faut donc pouvoir les sélectionner le plus largement possible. Il faut donc prendre un soin particulier à l’enseignement en langue nationale des classes primaires aux universités de haut niveau tout en favorisant l’apprentissage d’une langue étrangère comme deuxième langue. C’est ce qui se passe dans tous les pays développés du monde et aussi chez nos voisins de l’Est comme de l’Ouest.
On parle de la création des Zones Economiques Spéciales (ZES). Il est curieux de constater que ces ZES sont concédées à des sociétés privées ou étrangères. D’autre part pourquoi certains de ces ZES se trouvent curieusement à nos frontières ? Ces ZES auront besoin d’un grand nombre d’ingénieurs de haut niveau, de gestionnaires de haut niveau, des techniciens de tous les niveaux. Les responsables de ces ZES, ne vont-ils pas prendre prétexte de manque de personnel cambodgien qualifié pour recruter du personnel vietnamien à l’Est et du personnel Thai à l’Ouest ? Déjà les Cambodgiens à l’Est apprennent le vietnamien et le thai à l’Ouest ? Le Cambodge n’est-il pas en train de devenir une autre Cochinchine ? Le Vietnam utilisant la même stratégie que la France de la période coloniale pour vietnamiser la Cochinchine ?
Les chefs d’Etats des grandes puissances ne sont-ils pas des grands commis voyageurs pour vendre les produits de leur pays ? Les grandes puissances ne consacrent-elles pas des sommes énormes pour développer la recherche et les industries de pointe ? La politique ne consiste pas à faire seulement de la politique. La pérennité d’une nation réside dans le développement de sa culture écrite enrichie continuellement avec des échanges avec les autres cultures et aussi par le développement de son économie qui ne peut être gérée par ses propres citoyens. En bref, un peuple instruit est la base de la pérennité d’une nation. Un peuple instruit quand 10 % de la population sont de niveau universitaire et 50% de la population adulte achètent au moins un livre par ans. Quand sera le cas au Cambodge ?
Se battre politiquement contre la domination vietnamienne au Cambodge est très bien. Mais est-ce suffisant ? Hanoi n’est-il pas en train de vietnamiser le Cambodge en freinant l’utilisation de notre langue dans l’enseignement supérieur et ne formant qu’au compte les ingénieurs (25 par an) et les techniciens en toutes les branches et à tous les niveaux ? Et aussi en empêchant le développement des entreprises commerciales et industrielles cambodgiennes et en n’utilisant pas en priorité les ingénieurs et techniciens ?
La lutte des Cambodgiens pour se constituer une classe moyenne de plus en plus nombreuse, contre les entraves imposées par le pouvoir en place ne constitue-t-elle pas, aussi une importante contribution pour notre indépendance nationale ?
Le mercredi 8 novembre 2006
Notes : This article is also available into english upon request.
Les notes de (1) à (7) sont de Khemara Jati.
[1] « Apologie pour l’Histoire » par Marc Bloch, (1886 fusillé par les Allemands en 1944), Ed. Armand Colin, Paris 1974 pages 62 – 63.
[2] Il s'agit de l'administration coloniale au Cambodge.
[3] Malleret, malheureusement, se réfère aux thèses de Coedes. Thèse réfutée par B.-P. Groslier.
[4] Nous aurions souhaité que Malleret nous donne aussi le salaire des maîtres annamites.
[5] Il faut souligner que l'administration française de Cochinchine était entre les mains des Annamites. La décision de fusion des deux villages était donc destinée à aboutir au résultat constaté par Malleret. Le texte de Malleret est de 1946. Combien de telles décisions ont-t-elles été prises depuis le début de la colonisation ? Depuis 1860 ? Il n'y a encore aucune recherche pour savoir si les Cambodgiens étaient minoritaires en Cochinchine au moment de l'arrivée des Français. Peut-on faire totalement confiance aux recensements faits par les autorités coloniales entièrement aux mains des Annamites ? D'autre part, depuis les années 1860, pourquoi les frontières de la Cochinchine avançaient inexorablement vers l'Ouest aux dépends du Cambodge ? Nous avons des témoignages qui disent qu'il y avait peu d'Annamites à Saigon ( « Saramani » par Roland Meyer, Ed Imprimerie Nouvelle Albert Portail, Saigon 1919, page 39) et pas un seul Annamite dans l'île de Koh Tral au début du XXè siècle (« Komlah » par Roland Mayer, Ed Pierre Roger, Paris, Paris 1930, page 167). Et aussi dans : Mak Phœun dans son article "La frontière entre le Cambodge et le Vietnam du XVIIè siècle à l'instauration du protectorat français, présentée à travers les chroniques royales khmères", dans "Les Frontières du Vietnam", sous la direction de P. B. Lafont, Ed. L'Harmattan, Paris 1989, pages 136 à 155.
[6] Les agents non français des opérations de bornage, des commissions cadastrales des services de géographie et autres services techniques, étaient à 100% annamites, en Cochinchine comme au Cambodge.
[7] Malleret ne donne malheureusement pas la référence de son affirmation. Il n'y a à ce jour aucune recherche historique sérieuse sur les origines des mots Youn et Cochinchine par exemple. Pourtant Youn vient de Yué ou Viet. Vietnam = Yué du Sud (nan = sud en chinois). Les Chinois nomment toujours leur voisin du Sud : Youan-nan. Le terme "Cochinchina" est apparu la première fois sur la carte de la péninsule indochinoise dressée par un Portugais anonyme vers 1580 ; aussi sur la carte des "Indes Orientales" d'après la carte Mercator (1613), ces deux cartes se trouvent dans "L'Indochine" en 2 volumes de Georges Maspéro, Ed. G. Van Oest, 1929 ; aussi dans la carte de la Chine, dans l'Atlas de Mercator publié par Jocondus Hondius, Amsterdam, 1606, The Stapleton Collection. Sur ces trois cartes Cochinchina se trouve en Chine du Sud, au Nord du Champa et de Camboia.
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