2006-10-17

Le bal tragi-comique continue

Le bal tragi-comique continue
(le Journal du dimanche - 13 octobre 2006)

Phnom Penh, Cambodge

Patrice Trapier

(Photo : Le quartier du Palais royal de Phnom Penh).

Choses vues et entendues dans un Cambodge en transition débridée du communisme vers la loi du marché et parfois même la loi de la jungle

Quelques jours à Phnom Penh suffisent à se poser une question: pourquoi, dans la presse occidentale, ne parle-t-on jamais du Cambodge autrement que pour se rappeler du génocide et évoquer l'hypothétique procès des derniers Khmers rouges encore en vie ? Il se passe pourtant bien des choses dans ce petit pays, longtemps protectorat français, sous assistance économique internationale (50% du budget national) et dirigé depuis vingt ans par Hun Sen, un « Premier ministre de fer » installé par les communistes vietnamiens. En matière de corruption, de misère, d'atteintes aux droits de l'homme, le Cambodge mériterait bien des enquêtes.

Le chef de la police se met à table

Dernier scoop (mondial, mais oui...) de Sylvaine Pasquier de L'Express, cet été: l'interview de l'ancien chef de la police de Phnom Penh, Heng Pov, qui a fui le pays avec pas mal de documents très compromettants pour le régime de Hun Sen, notamment des révélations sur le trafic de drogue toléré voire plus par les autorités et des meurtres commandités par le pouvoir.

Certes, vu ses anciennes fonctions, le bonhomme n'est pas un premier prix de vertu et la justice cambodgienne l'a même condamné, fissa, à dix-huit de prison pour le meurtre d'un juge de Phnom Penh. Mais il y a peu de chance qu'il ait jamais agi sans les ordres du pouvoir cambodgien.

Une bataille fait rage actuellement pour savoir si la Malaisie va renvoyer le policier au Cambodge malgré l'absence de traité d'extradition entre les deux pays. Des émissaires de Phnom Penh étaient début octobre à Kuala Lumpur pour tenter de ramener la brebis galeuse au pays. Mais si jamais Heng Pov réussissait à trouver l'asile auprès d'une démocratie occidentale et pire, s'il commençait à produire les documents qu'il assure avoir mis en lieu sûr, le pouvoir cambodgien a du souci à se faire.

Un seul exemple: l'attentat à la grenade organisé en 1997 contre une manifestation du parti d'opposition de Sam Rainsy, le PSR. L'opération, selon Heng Pov, aurait été commanditée par les hommes de Hun Sen et des preuves existeraient. Or un citoyen américain a été blessé lors de cette attaque. D'où la possibilité de poursuites internationales qui font très peur à Hun Sen.

Après avoir dirigé son pays d'une main de fer pendant deux décennies, le Premier ministre, un ancien Khmer rouge passé à l'ennemi vietnamien en 1977, cherche désormais à se faire accepter par la communauté internationale. Il doit effectuer très prochainement un voyage officiel en Australie, c'est sa première visite d'Etat depuis qu'il est en poste!

Des poursuites judiciaires ruineraient tous ses efforts en le rendant infréquentable. L'inquiétude est telle au plus haut niveau que la rumeur court que les protecteurs vietnamiens pourraient finir par remplacer Hun Sen par un ou des hommes plus présentables (et éventuellement plus dociles).

Un juge a mal au ventre

La défection du chef de la police d'Hong Kong produit déjà ses effets à Phnom Penh. Un très important procès en appel devait se dérouler à partir du vendredi 6 octobre. Il a été reporté, sine die, sous un prétexte grotesque.

Résumons l'affaire: en 2004, un leader syndical très charismatique, Chea Vichea, est assassiné. Cinq jours plus tard, deux jeunes hommes sont arrêtés par la police et présentés comme ses meurtriers. Leur mobile? Inconnu. L'un d'eux a un alibi en béton? Peu importe, la justice cambodgienne, corrompue ou aux ordres, a autre chose à faire qu'enquêter sérieusement. Les deux hommes, malgré leurs dénégations, sont présentés connue ayant avoué. Eux assurent qu'on les a torturés. Ils sont condamnés en première instance à vingt ans de prison.

Leur procès en appel devait commencer vendredi 6 octobre. Mais un des trois juges s'est fait porter pâle: « J'ai mangé quelque chose de mauvais jeudi soir et j’ai eu de fortes diarrhées. » Mais oui, c'est ainsi que le magistrat, pour mieux se justifier, a détaillé ses maux d'estomac. On aurait sûrement pu le remplacer mais, manque de chance, tous ses collègues étaient pris. Courage, fuyons! Il faut dire que l'imbroglio Heng Pov incite les autorités à la plus grande prudence. L'ancien chef de la police a déclaré qu'on l'avait obligé à arrêter les deux hommes qui ne sont absolument pas coupables. Donc, pour l'appel, on verra plus tard.

Surtout, une marchande de journaux vient de ruiner la version officielle en témoignant, juste avant le procès en appel: selon ce témoin de dernière minute, les deux accusés n'ont rien à voir avec l'assassinat du syndicaliste, on les a arrêtés pour maquiller une affaire d'Etat en crime crapuleux. Chea Vichea et les syndicats liés à l'opposition commençaient à fortement gêner le pouvoir: la preuve, son adjoint a été, lui aussi, assassiné, deux semaines plus tard.

Les communistes éliminent un dangereux agitateur

On n'en a plus l'habitude en Europe mais un mouvement ouvrier puissant est en train de se développer dans ces pays qui profitent de la mondialisation. Dans le cas du Cambodge, les entreprises de textile poussent comme des champignons. Chea Vichea et ses troupes ont mis le bazar en organisant grèves et manifs. Ils ont obtenu notamment de faire grimper le salaire mensuel de 27 à 47 dollars, mais aussi de limiter les coups et les brimades, d'abolir les heures supplémentaires obligatoires et non payées, d'organiser un début de protection sociale. Le pouvoir néo-communiste allié avec les capitalistes du sud-est asiatique voulait faire taire Chea Vichea, ce dangereux agitateur.

Le témoignage de la marchande de journaux est reproduit dans la presse de Phnom Penh: le 22 janvier 2004, à 9h15, elle a vu très distinctement un tueur professionnel s'approcher du syndicaliste et l'abattre froidement avant d'être récupéré par un complice à moto. Ces deux-là n'ont rien à voir avec les condamnés. Pourquoi les déclarations de la marchande de journaux arrivent-t-elles si tard, près de trois ans après le crime ? Elle n'aurait jamais pu parler si elle n'avait réussi à prendre la fuite pour l'étranger.

Ainsi va la justice au Cambodge.

Peuvent voter les électeurs... du Parti

On parle aussi beaucoup de trucage des élections. Celles de 1998 avaient fait l'objet d'une contestation de plusieurs semaines, l'opposition mettant au défi le parti au pouvoir de Hun Sen, le PPC, de recompter les voix, ce qui ne fut jamais accepté malgré de nombreuses manifestations réprimées dans le sang.

Mais la tricherie peut démarrer bien en amont, suivre des chemins plus tortueux et subtils. Jusqu'au 20 octobre, se déroule l'inscription sur les listes électorales pour les municipales de l'an prochain. Le PPC au pouvoir contrôlant 90% des districts, communes et villages, ces inscriptions ne s'opèrent pas de la manière la plus neutre qui soit. Dans les campagnes, les ex-communistes récupèrent tous les documents de leurs partisans, proposant (inutile de préciser qu'il vaut mieux accepter) à ceux qui ne sont pas encore membres du parti d'adhérer moyennant quoi on leur donnera des papiers d'identité gratuits, un bien précieux, et la carte d'électeur. A charge pour le converti de « bien voter ».

Un chef de village, dans le nord du pays, invite par haut-parleur... les électeurs PPC à s'inscrire sur les listes et eux seuls. Dans une île où les pêcheurs sont acquis à l'opposition, le chef du village PPC fait son possible pour ne pas les enregistrer.

Les plaintes s'accumulent devant la commission électorale nationale où le pouvoir a accepté pour la première fois de laisser quelques strapontins au PSR de Sam Rainsy et au Funcinpec du prince Norodom Ranariddh, le fils de Norodom Sihanouk (au Cambodge, le nom de famille est situé avant le prénom). Les discussions donnent lieu à des empoignades d'une grande complexité: faut-il que le votant se présente en personne pour s'inscrire ou peut-il déléguer ses pouvoirs à un membre du parti qui rassemble les dossiers par paquets de cent ? Faut-il une photo ou non ?

Ce qui paraît banal dans un pays démocratique, à majorité urbaine, l'est bien moins pour une population jeune, encore fortement rurale ? Comment quitter sa rizière, faire des dizaines de kilomètres, souvent sans voiture, perdre une journée presque entière pour aller s'inscrire dans un délai de vingt jours avec des ouvertures de bureau complètement aléatoires?

Et encore, très souvent, à la manière des pays communistes, le chef-lieu de district est en même temps le siège du parti dominant (le PPC) et celui de la police. La chute du Mur de Berlin n'a pas supprimé partout la confusion Etat-Parti.

La loi de la jungle version communiste

Les démocrates (l'opposition et les associations) se battent sur le terrain des droits de l'homme, de la corruption, de la déforestation qui accentue les déséquilibres climatiques et enrichit la contrebande d'Etat, les expulsions des paysans ou des squatters dans les villes.

Début octobre, plusieurs associations de droits de l'homme ont manifesté devant l'assemblée nationale pour réclamer le vote d'une loi anti-corruption, la création d'une autorité indépendante chargée d'enquêter sur des fortunes soudaines et considérables d'hommes politiques et l'obligation pour tout élu ou responsable de déclarer l'état de sa fortune. Les esprits les plus avertis font remarquer que cette déclaration devrait s'étendre à tous les proches, familles, collaborateurs et même petit personnel... On connaît des ministres passés maîtres dans l'art de se choisir des prête-noms les plus surprenants (chauffeurs, cuisinières).

En tout cas, les pays donateurs (Etats-Unis, Europe et Japon, entre autres) commencent à trouver moyennement amusant que les milliards de dollars donnés au Cambodge depuis vingt ans pour sa reconstruction finissent le plus souvent dans la poche de politiciens véreux.

Cela peut paraître surprenant, mais pas tant que ça finalement: quand les communistes ont réussi à se maintenir après la chute du communisme, ils ont partout prouvé leur immense talent dans le brigandage, les ventes illégales des biens d'Etat, l'alliance avec des chefs d'entreprise sans foi ni loi. Leur expérience de l'autoritarisme politique, leur absence de scrupules, leur habitude de museler l'opinion publique, leur donne une certaine expérience dans l'art de marier mafia et ultra-libéralisme. Ces derniers jours, les ambassadeurs américains et japonais sont sortis de leurs gonds, expliquant que cela fait quinze ans que l'on parle d'une loi anti-corruption et que rien ne vient. Dans ce concert, la voix de la France est, comme très souvent, inaudible.

Les taxis et le gouverneur

Une histoire narrée la semaine dernière par la presse cambodgienne en langue anglaise et française, plus libre que les journaux édités en khmer, mais dont la diffusion dans les campagnes est infinitésimale: la centaine de chauffeurs de taxi de la province de Takeo (sud du pays) protestent contre l'obligation qui leur est faite d'emprunter une nouvelle route provinciale beaucoup plus chère que la nationale 2. Auparavant, les taxis devaient acquitter 0,25 $ pour la route publique; dorénavant, le tarif pour le nouveau tronçon est trois plus cher (0,83 $).

Le plus scandaleux: ce sont les forces de police, sur ordre du gouverneur, qui interdisent l'accès de la route publique afin que les automobilistes soient obligés de prendre le tronçon privé. Les taxis sont furieux, ils protestent contre le surcoût qui, additionné à la flambée du prix de l'essence, est loin d'être négligeable quand on connaît le faible pouvoir d'achat des Cambodgiens.

Le gouverneur du Parti a livré des explications alambiquées sur la raison de son coup de pouce en faveur de la société privée Leng Sovanrith. Coût des investissements, fiabilité de la nouvelle route... Bla-bla-bla... La vraie raison de cette alliance du marxisme et du grand capital, c'est la coquette commission que le gouverneur touche sur les futurs bénéfices du constructeur de routes à péage.

Les instit's et madame le ministre

La corruption mine le pays, de haut en bas et inversement. « Il y a la corruption de survie et celle de prédation », distingue le député d'opposition, Sam Rainsy. Corruption de survie ? Les infirmières ou les médecins qui exigent de leur patient une rallonge pour la moindre intervention. Si vous ne sortez pas la monnaie, pas de pansement, pas de prise de sang, pas d'examen, pas d'opération.

Corruption de survie? Les instituteurs qui réclament chaque matin 500 riels (10 centimes d'euro) à leurs élèves pour les faire travailler, corriger leurs copies, les noter et le mercredi, c'est 500 riels supplémentaires pour les friandises. Les salaires des fonctionnaires, des magistrats, des médecins sont ridiculement bas.

Corruption de prédation? Madame le ministre de la condition féminine possède des terres un peu partout dans le pays. La première semaine d'octobre, une cinquantaine de paysans de Kompong Speu (centre du pays) ont déboulé devant l'Assemblée nationale, à Phnom Penh, pour protester contre le fait qu'ils venaient d'être chassés de leurs terres. Madame le ministre a obtenu le prêt d'une troupe de parachutistes afin de raccompagner les récalcitrants, de nuit si possible, jusqu'à chez eux.

Façon de parler! Ceux qui sont restés là-bas, dorment sur des nattes, sous un arbre, dans un hamac. Ils n'ont plus rien. Madame le ministre a vraiment bien fait les choses : elle a vidé des dizaines de familles après les avoir laissé défricher la jungle et valoriser la terre par des plantations. Elle a ensuite demandé à ses sbires d'incendier les maisons mais, raté, il pleuvait (c'est la fin de la saison des pluies) ; alors, les miliciens ont pris machettes et haches et des bicoques, ils ont fait du petit bois.

La manœuvre pour faire taire les déshérités a échoué. Le Parti Sam Rainsy (PSR) a empêché l'expulsion des familles sans-terre, il les a même accueillis au siège du PSR où ils campent depuis quelques jours. Madame le ministre assure que ces misérables sont de mauvaise foi, que certains sont même des escrocs, qu'ils ont reçus des indemnités qu'ils cachent. Salauds de pauvres! C'est le monde à l'envers: la ministre communiste joue les exploiteurs et le député de droite libérale défend les pauvres. Au moment où il ravale la vitrine, le Premier ministre, Hun Sen, n'est pas content de cette (mauvaise) publicité. Il a demandé à sa ministre qu'elle fasse preuve d'un peu de générosité dans ses propositions de relogement et d'indemnisation.

« Adieu ma concubine! »

La politique cambodgienne s'offre aussi quelques bouffonneries. A une large majorité (avec le concours d'une grande partie de l'opposition), les députés ont voté une loi restreignant le champ de leurs propres libertés et notamment de la levée de leur immunité en contrepartie de quelques avantages financiers dont une retraite à peu près assurée (« loi d'auto-castration » a analysé un connaisseur des choses cambodgiennes).

Il y a eu aussi la loi de pénalisation de l'adultère. Les partisans de cette surprenante mesure estiment qu'on devait faire quelque chose pour les femmes trompées. Ce sera donc « Adieu ma concubine » ou « bonjour la prison ». Enfin, si jamais cette loi est faite pour être appliquée, ce qui reste à démontrer. Il y aurait pourtant autre chose à faire que de pénaliser l'adultère, faire avancer les mentalités, la condition des femmes et surtout l'hygiène. Il est vrai que beaucoup d'hommes, dans les villes, ont une maîtresse institutionnalisée (quand ils ont les moyens et le prestige) ou qu'ils fréquentent des prostituées (pour les moins en vue).

Ce serait déjà un immense progrès si ces hommes ne ramenaient pas chez eux toutes sortes de maladies. Au Cambodge, le taux de sida chez les prostituées est très élevé. Les épouses légitimes voient avec terreur leur seigneur rentrer et exiger, après ses escapades, d'assumer ses devoirs conjugaux. A tout prendre mieux vaut être vraiment délaissée pour de bon !

On vitriole les maîtresses

Non, cette loi sur l'adultère a deux buts cachés.

C'est d'abord un geste de ces messieurs les ministres envers leurs femmes. Eux aussi ont des « petites amies », souvent jeunes, souvent danseuses, chanteuses, actrices. Il est de tradition millénaire que le roi, les princes et leurs conseillers choisissent dans les rangs du Ballet royal celles qu'ils veulent mettre dans leur lit. Mais comme les mœurs changent, ces idiots s'amourachent parfois de leur deuxième femme, ils l'installent dans des maisons luxueuses, tous frais payés, leur font des enfants et imagine même de quitter leur légitime pour refaire leur vie.

Autrefois, les maîtresses étaient une démonstration de puissance comme une belle maison, une belle voiture. Le Cambodge se modernise, se met à l'heure des couches moyennes occidentales et les épouses commencent à sérieusement s'inquiéter. Et puis, tout simplement, sous la pression de l'évolution des mœurs, elles ne supportent plus ce que leurs mères ou grands-mères ont patiemment accepté: le harem institutionnalisé.

Alors, plusieurs femmes de ministres ont trouvé une solution radicale. Elles ont demandé à leurs gardes du corps de régler la question à leur manière. C'est ainsi que l'hebdomadaire français, L'Express, a pu écrire que la première d'entre elles aurait fait trucider Piseth Pilika, l'une des plus grandes stars du Cambodge. Une autre maîtresse a survécu aux balles qu'un tueur lui a adressées, elle a seulement... été défigurée mais sa mère a péri dans l'attentat. Une femme de ministre, au comble du désespoir, s'est déplacée en personne pour aller trouver sa rivale sur un marché. Le garde du corps a projeté la maîtresse à terre, l'épouse de ministre lui a planté son talon dans le dos et versé... quatre litres d'acide. Il fallait donc faire un geste pour la calmer le courroux de ces dames. Une militante féministe de premier plan admet que c'est une loi sur l'adultère est étrange, liberticide mais qu'à tout prendre, « mieux vaut la prison au crime ».

Il existe néanmoins une deuxième raison à cette loi.

Où est passé le prince Ranariddh ?

L'une des figures de l'opposition, certes sur le déclin mais encore président du Funcinpec, le prince Norodom Ranariddh, passe le plus clair de son temps à l'étranger entre ses cours à la faculté de droit d'Aix-en-Provence (poste qu'il a décroché pendant l'exil des années 1975-1991 et qu'il a conservé après son retour au Cambodge) et la Malaisie où il a installé sa nouvelle (et jeune) amie qui lui a fait un enfant. Sa femme officielle, la princesse Marie, est restée à Phnom Penh dans la résidence du prince, elle ne décolère pas, elle a décidé de ruiner le prince à tous points de vue, financier, politique, etc...

Hun Sen regarde avec délectation le Funcinpec se déliter et même s'il peut y contribuer en aidant la princesse Marie, il ne s'en prive pas. Autrefois, le Premier ministre réglait les questions politiques à coups de roquettes, de putschs, d'assassinats. Avec l'âge, il s'est un peu calmé. Sur le long terme, le nombre d'actions meurtrières a baissé, année après année. Hun Sen découvre les vertus de la politique à l'occidentale: jeter la zizanie chez l'adversaire.

Pourquoi, par exemple, la princesse Marie ne remplacerait-elle pas son mari à la tête du mouvement royaliste ? Est-il convenable qu'un député ne mette quasiment jamais les pieds au Parlement ? Surtout si c'est un ancien Premier ministre (1993-1997) !

Encore plus si c'est l'ancien président de l'Assemblée nationale! Fera-t-il seulement le déplacement pour l'inauguration du nouveau bâtiment dont il a décidé la construction, quand il était encore à Phnom Penh, et sur laquelle planent de forts soupçons de corruption ? Et tous ces royaux, ne devraient-ils pas se contenter de fonctions honorifiques au lieu de truster les postes de responsabilités politiques ? Il faut dire que Norodom Sihanouk a fait des enfants partout et si l'on ajoute les neveux, nièces, cousins, cousines, on ne sait plus quoi faire de toute cette tribu.

La Sainte-Trinité khmère

Hun Sen dispose de quelques alliés objectifs dans le camp royaliste. Un cousin de Ranariddh, le prince Sisowath Thomico, a créé un parti concurrent au Funcinpec et posé carrément la question: devant la faiblesse des dirigeants royalistes, (sous ­entendu du cousin Ranariddh), ne faudrait-il pas faire revenir « tonton » Sihanouk qui, malgré son âge avancé, ses cancers chroniques, continue d'écraser la vie publique cambodgienne?

A l'ombre de Sihanouk, rien n'a vraiment poussé convenablement. Son fils aîné, Norodom Ranariddh, n'a cessé de décevoir, multipliant les atermoiements et les virages à 180°, un jour ennemi, le lendemain allié d'Hun Sen. Le plus jeune fils Norodom Sihamoni, récemment nommé roi à la place de Sihanouk, ne relève pas le niveau. Le pauvre préfère la danse à la politique. Dans tous les bâtiments officiels, quand on voit ces trois portraits alignés, les esprits sarcastiques assurent que le Cambodge a réinventé la Sainte Trinité avec le roi-père, la reine-mère et, tout en bout de table, le roi-fÏls.

« Préparez vos cercueils ! »

Hun Sen, tout de même, ne pouvait laisser passer sans réagir la perspective d'un retour de Sihanouk (qui, avant le coup d'Etat de 1970, était assez fréquemment chef du gouvernement et même quand il laissait la place à un autre pendant quelques mois, c'était toujours lui qui, en coulisses, régentait tout). Le Premier ministre a fait mine de tonner: si les princes m'ennuient, je leur coupe les vivres. Diable, imagine-t-­on la reine Elisabeth ou le prince Charles prendre la tête d'un parti concurrent de Tony Blair ou de David Cameron?

D'une phrase, Hun Sen a même démontré que son évolution vers plus de modération était à prendre avec de sérieuses pincettes. Tel la fable du scorpion dont la nature est de tuer quelle qu'en soient les conséquences, l'ancien chef régional khmer Rouge a menacé carrément: « Ceux qui ont de tels projets peuvent préparer leurs cercueils et ils savent que je ne plaisante jamais. » La politique au Cambodge, ça fait peur, parfois.

Sihanouk arrête son cinéma

Mais le débat sur la royauté n'est pas si illégitime. Sihanouk sait très bien que sa marge de manœuvre politique s'est grandement réduite. De toute façon, sa légendaire énergie n'est plus la même. Il a même décidé, c'est dire, d'arrêter de tourner des films. Depuis les années soixante, en parallèle de ses obligations officielles, Norodom Sihanouk était réalisateur. Il faisait régulièrement tourner sa fille, la princesse Bopha Devi, certains de ses ministres dont le général Tioulong, signataire des accords d'indépendance en 1954, dans des bluettes khméro-romantiques qui remportaient des prix de courtoisie dans des festivals en Yougoslavie. Cette fois, c'est fini, plus de cinéma, plus de saxophone jusqu'à l'aube avec tous ces courtisans qui se pâmaient d'admiration mais en fait n'avaient qu'une envie, aller se coucher.

Il n'y avait qu'un personnage aussi hors norme que Sihanouk pour masquer cette contradiction d'une monarchie de droit divin mais en même temps élective (le roi est désigné par un haut conseil d'une dizaine de membres) et dont les descendants des Dieux se mêlent des petits tripatouillages politiciens. Ou les royaux rentrent dans leurs palais, ils se conduisent comme une référence incontestable et la monarchie constitutionnelle verra enfin le jour au Cambodge. Ou bien la vieille tentation républicaine n'est pas loin.

Même Sam Rainsy en convient, lui le fervent défenseur de Sihanouk, qui mit toute son énergie au service du Funcinpec avant de créer son propre parti, a raillé les ambitions politiques du prince Thomico : « Il peut porter le coup de grâce au Funcinpec mais ce n'est pas très glorieux de tirer sur une ambulance. Moi, je respecte les principes de la Croix-Rouge. » En réalité, Sam Rainsy est en train de ravir la place d'opposant numéro 1 à son ancien allié, le prince Ranariddh.

Sihanouk n'a pas été plus aimable avec son neveu Tomikho, en suggérant que cette météorite politique s'écraserait bientôt: « En réalité, je ne crois pas qu'il puisse devenir le Ségolène Royal cambodgien. »

Non au tourisme judiciaire!

Norodom Sihanouk préfère garder ses forces pour des sujets autrement sérieux. La perspective d'un procès des Khmers Rouges ? Pour le roi, c'est de la rigolade. Un budget de 56 millions de dollars pour une juridiction mixte (moitié de magistrats étrangers, un juge français, un procureur canadien; moitié de magistrats cambodgiens) qui devrait juger, à ce jour, un seul accusé: Ta Duch, le tortionnaire du camp S21, décrit par François Bizot dans Le portail. L'autre grand tortionnaire, Ta Mok, dit « Le boucher » vient de mourir. « Kafka triomphe déjà », assure « le roi-père ». Sihanouk s'inquiète sur « le coût du super-tourisme de luxe des juges ».

Un vrai examen de conscience historique, politique et judiciaire serait pourtant nécessaire. L'ex-Yougoslavie prouve qu'il peut être dangereux de refermer le couvercle sur les traumatismes anciens qui finissent par resurgir, ravivés, des décennies plus tard. Normalement, il ne devrait pas y avoir que Duch dans le box des accusés. Quid des ralliés du nouveau régime, Ieng Sary, ministre des affaires étrangères de Khmers rouges ou Kieu Samphan, président du Kampuchea démocratique ? Quid de l'actuel ministre de l'Economie, ancien conseiller de Pol Pot ? Quid du ministre des affaires étrangères qui agite la menace de procès en diffamation dès que l'on évoque ses exactions pendant la tragédie ? Et ces chefs intermédiaires, tel Hun Sen avant son départ pour le Vietnam, qui ont souvent appliqué sur le terrain la politique de Pol Pot avec zèle?

La réconciliation et le devoir de justice sont difficiles à concilier. Sihanouk préférerait qu'on privilégie l'unité nationale et que l'on passe à autre chose: incinérons tous les os des cadavres exposés aujourd'hui encore dans les musées du génocide. C'est la seule façon, assure-t-il, que « les âmes errantes échappent à leurs tourments et accèdent au sokkatephoup, l'apaisement total ». Mais le bouddhisme peut-il être d'aucun secours pour digérer cette tragédie (près de deux millions de morts sur sept millions d'habitants au total) ?

« Zidane, il a frappé »

Norodom Sihanouk a toujours aimé étonner. Il continue à alimenter son site internet en petites phrases assassines et déclarations péremptoires. Parfois même, il fait des piges pour des journaux. Ainsi, en juillet, il a réservé à Cambodge soir la primeur de ses analyses footballistiques sur de la finale France-Italie de la Coupe du monde. Quatre extraits, pour terminer, qui valent le détour :

1/ « Cette équipe de France « domenekienne » était capable d'effacer ses défauts... et de vaincre, menée par le mythique, inimitable, inégalable Zidane...

2/ « Face à l'Italie, la France a encore montré au monde qu'elle sait se hisser tout au sommet de l'Himalaya, de l'Everest du football...

3/ « Cela dit, l'Italie mérite d'être championne du monde car elle est très forte; brillante et... étincelante. Ses joueurs sont des athlètes et des techniciens au « top » niveau. Beaucoup sont des beaux gosses comme les Apollon, des sculpteurs de la Grèce et de la Rome antique.

4/ « Ce coup de tête (de Zidane), au lieu de ternir la popularité et la gloire de ZZ n'a fait que le rendre plus attachant encore. Zizou sait faire le « Zorro » quand il rend justice... sans méchanceté. »

Un style de commentaires sportifs comme on n'en faisait plus depuis trente ans!

(Photos titrés) …

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