Claude Lévi-Strauss - Les relations entre les cultures
Nouvelles du Cambodge N° 0804-F
L'importance des relations entre les cultures
Ci-dessous un article de Claude Lévi-Strauss sur l'importance des relations entre les cultures et de montrer la complémentarité entre "fidélité à soi", et la nécessité de "l'ouverture aux autres", pourtant souvent forcée. D'autre part, une "ouverture aux autres", sans la volonté de rester "fidèle à soi", n'est-il pas une façon de vivre comme des amnésiques ? Pour un peuple, rester "fidèle à soi" c'est d'abord conserver sa langue parlée et écrite, base indispensable pour développer sa culture, pour son évolution par des échanges avec d' "autres cultures et pour sa pérennité ".
Conservation, contrainte et culture
(Par Claude Lévi-Strauss)
Il est bon de poser des problèmes, mais on se gardera de croire que, du fait qu’on les pose, ils comportent nécessairement une solution. Ceux formulés par les documents préparatoires à la Conférence mondiale sur les politiques culturelles sont réels et graves. On peut, toutefois, se demander si leur énoncé n’enveloppe pas des contradictions situées, semble-t-il, sur deux plans. D’une part, « la fidélité à soi » et « l’ouverture aux autres » sont-elles vraiment conciliables, ou faut-il y reconnaître des termes antinomiques ? D’autre part, n’y a-t-il pas de contradiction à imaginer que l’originalité et le pouvoir créateur, qui, par définition, ont une source interne, peuvent être suscités ou stimulés du dehors ?
Considérons séparément les deux problèmes, avant de constater qu’ils se rejoignent. Sur le premier, il convient d’abord de rappeler quelques points :
1) Aucune société, aucune culture ne peut vivre dans un isolement prolongé sans s’ossifier ou s’étioler, et dans les deux cas dépérir. La comparaison entre l’état de l’Europe et celui de l’Amérique au XIVe siècle le montre bien : d’un côté, une civilisation complexe et enrichie d’apports divers – redécouverte de l’antiquité gréco-romaine, influences venues de l’Islam et de l’Extrême-Orient à la suite des croisades, des invasions tartares, d’expéditions marchandes et de missions diplomatiques; de l’autre, des sociétés, elles aussi produits d’une longue histoire, mais qui ; depuis des dizaines de millénaires, fût-ce à l’échelle d’un continent, avaient vécu en vase clos. D’où, malgré un développement culturel comparable à celui de l’Europe et même à certains égards supérieur, des floraisons fragiles et vite avortées, des carences et des difformités, une organisation sociale et mentale sans souplesse et peu diversifiée, ou l’on peut voir les causes de l’effondrement des civilisations précolombiennes devant une poignée de conquérants.
2) Néanmoins, les contacts et les échanges entre peuples, qu’on doit toujours invoquer pour prendre l’épanouissement des cultures, se produisaient dans le passé de manières intermittente, et sur un rythme ralenti tant par des résistances internes que la médiocrité des communications. Au XVIIe et XVIIIe siècles, où fleurit en Europe une culture cosmopolite, il fallait du temps pour que les grands penseurs ou artistes des différents pays puissent se rencontrer ; même les lettres qu’ils s’adressaient mettaient des semaines ou des mois pour parvenir à leur destinataire. Cette lenteur des communications n’était-elle pas un facteur positif, au même titre que la communication elle-même ? Un équilibre que se réalisait ainsi spontanément entre les deux tendances dont les documents de l’Unesco affirment la nécessité : fidélité à soi, et ouverture aux autres.
3) C’est cet équilibre que rompt aujourd’hui la rapidité des transports et des moyens de communications ; ceux-ci sont même devenus pratiquement instantanés. Il en résulte que chaque culture est submergée par les produits d’autres cultures : traductions en livres de poche, albums de reproductions, expositions temporaires à jet continu, qui énervent et émoussent le goût, minimisent l’effort, brouillent le savoir. On pourrait presque dire que, pour chaque société ou chaque culture, la communication en provenance des autres se fait de façon si massive et si accélérée qu’aucune ne saurait plus créer pour son compte propre ou se renouveler au même rythme. De plus, la maîtrise des moyens de transport et de communication, inégalement répartie entre les cultures, met quelques-unes, intentionnellement ou non, en position favorable pour envahir et dominer les autres.
Cette « hypercommunication » constitue peut-être un caractère pathologique propre aux sociétés contemporaines ; mais c’est aussi un état de fait auquel il serait vain de vouloir s’opposer. Prenons au moins conscience des résultats qu’il entraîne : il transforme de plus en plus les individus en consommateurs plutôt qu’en producteurs de culture ; et paradoxalement, cette culture, qu’ils consomment passivement, devient de moins en moins riche et originale, puisque les cultures étrangères leur arrivent dépouillées de leur authentique fraîcheur, déjà contaminées et métissées parce qu’elles ont reçu des autres et, le plus souvent, de la nôtre. Au lieu qu’entre les cultures existent, comme dans le passé, des écarts distinctifs, des différences de potentiel dont chacune extrayait l’énergie nécessaire à son propre développement, les cultures tendent à devenir étales, du fait qu’entre les unes et les autres se sont déjà produites et se poursuivent toutes sortes d’hybridations.
Prétendre remédier du dehors à cet état de choses, en obtenant des cultures qu’elles s’accordent pour respecter et même goûter l’originalité de chacune, ne ferait que les maintenir sur la même pente. Ce serait méconnaître que, selon la formule de Nietzsche, « une volonté forte pour son propre oui et son propre non » anime tout effort créateur : car la foi en des valeurs propres implique inévitablement une certaine surdité vis-à-vis des valeurs autres, allant même jusqu’à leur rejet. Chaque culture ne peut tirer que d’elle-même la force de persévérer dans son être et de se renouveler selon son génie propre, fût-ce au risque de rester fermée à d’autres. Car si, poursuivait Nietzsche, la capacité d’apprécier une autre culture est une conquête, cette conquête se fait toujours chèrement payer.
On pourrait citer des sociétés contemporaines où les jeunes générations n’ont plus aucun moyen de se faire une simple idée de ce furent, dans leur authenticité, les grandes œuvres, disons théâtrales ou lyriques, de leur passé. De prétendus « créateurs », en réalité produits d’un syncrétisme rudimentaire, ne voient plus dans ces œuvres qu’une matière première qu’ils s’arrogent le droit de modeler à leur fantaisie. Une culture constituée au cours des siècles ne peut plus évoluer ni même se remettre en cause, du fait qu’on ne sait plus ce qu’elle est.
Peut-être le meilleur choix – en tout cas, le moins mauvais – est-il celui fait par le Japon contemporain d’une culture à deux vitesses ou, si l’on préfère, à deux secteurs : l’un, où l’on autorise, encourage même le métissage et l’aventure, et où les romanciers, artistes et musiciens qui écrivent, peignent, sculptent ou composent à l’occidentale ont le champ libre; l’autre, farouchement réservé au maintien de la culture traditionnelle. Ainsi se trouvent préservées – mais pour combien de temps ? – les conditions d’une création sincère : car on ne peut décider où l’on ira si l’on ne sait d’abord d’où l’on vient.
Nous retrouvons ainsi l’autre problème qui offre, lui aussi un aspect paradoxal : toute création suppose une volonté de conservation. Il ne peut exister de création authentique que dans un affrontement à des contraintes que le créateur s’efforce de tourner et de surmonter. Soumis aux règles pointilleuses des anciennes corporations – faites, on le sait, d’interdictions plus encore que de prescriptions – l’apprentissage n’a jamais stérilisé les facultés d’invention. Comme encore, parfois, aujourd’hui dans le système japonais du iemoto, les peintres, les sculpteurs et les artisans de jadis, formés à la rude discipline des ateliers, apportent la preuve éclatante que des métiers, transmis au fil des générations par voie d’autorité, n’exclurent pas, mais soutinrent le génie créateur.
Un programme visant à « promouvoir la créativité des individus » et à « favoriser leur aptitude à découvrir » n’a pas grand-chose à espérer de constructions théoriques. Il a son cadre tout tracé dans des traditions et des contraintes particulières à chaque culture et dont un long usage, hérité du passé, est le mieux propre à stimuler la créativité et à l’entretenir. Créer consiste toujours à lutter contre des résistances : matérielles, intellectuelles, morales, ou bien sociales. Créer suppose d’abord qu’on ait pleinement assimilé un savoir, résumant l’expérience, accumulée au fil des générations, des rapports avec un certain type de matière ou d’objet ; ensuite, que ces résistances continuent d’exister, sinon la prétendue création s’exercerait à vide : elle serait incapable d’acquérir une forme, car celle-ci résulte toujours d’une transaction entre le projet encore vague du créateur et les obstacles qu’il rencontre. Ces obstacles sont ceux qu’opposent à l’artisan et l’artiste les matériaux, les outils, la technique; à l’écrivain, le vocabulaire, la grammaire, la syntaxe; et à eux tous, l’opinion et les mœurs. Prétendre affranchir le créateur des contraintes inhérentes à toute réalité – et la société en est une – n’aurait pas plus de sens que vouloir libérer le sculpteur des contraintes du bois ou de la pierre, ou l’écrivain des règles de la langue dont dépend qu’il puisse simplement se faire comprendre de ses lecteurs.
Il faudrait aussi préciser la signification qu’on donne au mot « créativité ». Le créateur est-il celui qui, de manière absolue, innove, ou celui qui éprouve de la joie à œuvrer pour son compte, même si ce qu’il fait, d’autres l’ont fait avant ou le font aussi bien que lui ? Les grands novateurs sont, certes, indispensables à la vie et à l’évolution des sociétés, mais, outre que leurs dons pourraient ne pas seulement dépendre de l’éducation qu’ils ont reçus ni, plus généralement, de conditions économiques, sociales et morales sur lesquelles le réformateur peut agir, on doit aussi se demander ce que serait une société qui voudrait faire de chacun de ses membres un novateur en puissance. Une telle société ne pourrait pas progresser ni même se reproduire. Adorant la nouveauté, non pour ses réussites toujours rares, mais pour la nouveauté elle-même, elle ferait bon marché de ses acquis, impatiente qu’elle serait de mettre sans relâche autre chose à la place.
En revanche, si l’on attend plus modestement de chaque individu qu’il trouve une satisfaction intime dans des ouvrages, non pas absolument originaux, mais où il puisse investir son savoir, son adresse, sa personnalité ; si l’on cherche à réintroduire dans les sociétés industrielles, et à préserver dans celles qui ne le sont pas encore, une qualité de travail excluant la routine et permettant à tous de se sentir créateurs, alors on reconnaîtra plus facilement que des sociétés comme celles qu’étudient les ethnologues, qui ont fort peu de goût pour la nouveauté, et dont tout l’idéal est de rester telles qu’elles s’imaginent avoir été créées au commencement des temps, savent néanmoins entretenir chez tous leurs membres un esprit créateur. Chacun ou presque est, en effet, capable de produire par lui-même les objets artisanaux dont il a l’usage, de tenir sa partie dans les chants et les danses, et même – fût-ce avec un talent inégal – de sculpter et de peindre les objets religieux ou cérémoniels, en quoi nous avons appris à reconnaître d’admirables œuvres d’art.
Il y a là des leçons dont nous pouvons profiter. L’entreprise à laquelle l’Unesco appelait les participants à la Conférence mondiale sur les politiques culturelles est, elle aussi, une création : création des conditions les plus favorables à la création elle-même. Le danger serait de croire qu’il s’agit seulement de renverser des barrières, de libérer une spontanéité qui, dès lors qu’elle ne serait plus entravée, prodiguerait intarissablement ses richesses : comme si, pour créer, il ne fallait pas d’abord apprendre; comme si, enfin, le problème qui se pose aux sociétés contemporaines n’était pas pour les unes de retrouver, pour les autres de protéger un enracinement fait de traditions et de disciplines qui, négatives et méprisables au regard du seul esprit de système, expriment le fait qu’on ne crée jamais qu’à partir de quelque chose qu’il faut connaître à fond et dont on doit d’abord se rendre maître, serait-ce pour pouvoir ensuite s’y opposer et le dépasser.
Dans "Culture pour tous et pour tous les temps",
Éditions Unesco, Paris 1984, pages 95 à 104.
Khemara Jati
Montréal, Québec
Le 12 janvier 2008
khemarajati@sympatico.ca
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